18
Le sol maigre et ingrat de la campagne de Rorne n’était guère fertile. Seul un cultivateur d’une compétence et d’une patience extraordinaires pouvait espérer en tirer quoi que ce soit. Chèvres et moutons, en revanche, appréciaient son herbe jaune et rude ; leur lait donnait un fromage tendre au goût piquant. Au nord de Rorne, les nombreux villages qu’on pouvait croiser dépendaient tous de la cité à un degré ou un autre.
Estimant qu’il était temps de déjeuner, Taol se mit en quête d’un endroit agréable pour s’arrêter. Non loin de la route s’élevait une colline rocailleuse où paissaient des moutons. Il décida de grimper au sommet, histoire d’avoir un aperçu de son poursuivant.
Pendant la montée, il piocha dans sa besace et en sortit une tranche de bœuf séché qu’il mâchonna sans enthousiasme. Rares étaient ceux qui appréciaient les aliments séchés. Il but un peu d’eau à sa gourde pour faire descendre le bœuf, et termina son repas par des abricots secs et des biscuits de marine qui lui arrachèrent un sourire sinistre. Pas étonnant que tant de marins soient édentés : ils étaient plus durs qu’un pont de navire. Le boutiquier lui avait assuré qu’ils resteraient secs jusqu’au second avènement de Bore. Taol voulait bien le croire.
Avant qu’il n’atteigne le sommet de la colline, il était en nage et sérieusement tenté de se vider le restant de la gourde sur la tête. Ignorant à quelle distance se trouvait la prochaine source, il n’en fit rien, se contentant d’offrir son visage à la brise fraîche.
Taol découvrit avec plaisir que la petite colline procurait un point de vue imprenable sur la région. Rorne se profilait à l’horizon, comme elle ne pouvait apparaître que de loin – blanche et scintillante. Au sud, la mer étincelait comme un joyau sombre, tandis qu’au nord s’ébauchait l’amorce des montagnes. Taol se sentait le cœur léger, heureux d’être en route et d’avoir échappé à la cité.
Il scruta les environs avec attention, conscient depuis la nuit dernière d’être suivi. Ses yeux balayèrent les buissons et la rocaille, sans rien voir bouger hormis les moutons. Taol ne s’inquiétait pas outre mesure ; quel que soit la personne qui le suivait, il saurait bien la faire sortir du bois. Le chevalier déroula sa couverture, la secoua, bâilla, s’étira et s’installa comme pour une petite sieste. Il s’allongea sur un rocher particulièrement inconfortable, et fit semblant de dormir.
Taol attendit. Il attendit plusieurs heures d’affilée, à observer le soleil tracer une lente courbe à travers le ciel. Enfin, il aperçut du coin de l’œil un mouvement en contrebas. Une silhouette finit par se détacher d’un groupe de buissons et s’approcher du pied de la colline. Taol bondit, couteau à la main, et dévala la pente. La silhouette se mit à courir mais il avait la gravité pour lui et gagna rapidement du terrain. Parvenu directement au-dessus d’elle, il lui bondit sur le dos et l’écrasa au sol. Taol avait le couteau brandi, prêt à s’abattre, quand il reconnut sa victime.
« Ne me tue pas ! », glapit le gamin. Taol tordit le bras de Chipeur et lui enfonça la figure dans la terre.
« Pourquoi me suis-tu ? demanda-t-il.
— Tu me fais mal, protesta le garçon en se débattant.
— Ce sera pire si tu ne me réponds pas. Maintenant, dis-moi pourquoi tu me suivais. » Taol accentua sa pression sur le bras.
« Qu’est-ce qui te fait croire que je te suivais ? C’est un pays libre, chacun peut aller où ça lui chante. » Taol lui remonta le bras autant que possible sans le briser. Chipeur hurla de douleur. « Je ne faisais rien de mal. J’ai simplement eu envie de te suivre, c’est tout.
— On ne suit pas quelqu’un sans une bonne raison.
— Il n’y a aucune raison, je te le jure ! J’ai juste eu envie de partir à l’aventure avec un chevalier.
— Es-tu à la solde de l’archevêque de Rorne ? » Taol infligea une nouvelle torsion au bras du gamin.
« Non, non. Je ne sais même pas de quoi tu parles. » Chipeur était au bord des larmes. Taol le lâcha et le laissa se relever.
« Ainsi donc, tu prétends avoir quitté la ville sur un coup de tête dans le seul but d’accompagner un chevalier. » Taol était sceptique.
« Oui, c’est ça. » Le gamin essuya la terre de son visage et inspecta son bras. « Il n’y a rien pour moi, à Rorne. J’ai pensé que ça pourrait être excitant.
— Et ta famille ? » Taol remarqua les marques rouges sur le bras de Chipeur à l’endroit où il l’avait tenu – il s’était montré plus brutal qu’il ne l’avait cru.
Le gamin haussa les épaules. « Je n’en ai aucune.
— Où iras-tu quand tu retourneras en ville, dans ce cas ?
— Je n’y retournerai pas. » Le gamin défia Taol du regard.
« En tout cas, il n’est pas question que tu continues à me suivre.
— Essaie donc de m’en empêcher, répliqua le gamin en redressant fièrement le menton.
— Comment comptais-tu t’y prendre pour l’eau et la nourriture ?
— Je m’étais dit que je me débrouillerais en chemin. » Chipeur haussa les épaules avec une nonchalance affectée.
Taol inspira profondément. « Jouer à l’aventurier est une chose, petit. Mais tout seul, tu ne survivras pas longtemps.
— Je m’en sortais très bien à Rorne.
— L’endroit où je vais est bien plus dangereux.
— Laisse-moi voyager avec toi, dans ce cas. » Le gamin le regarda avec empressement.
« Je suis à pied. Tu ne ferais que me ralentir.
— J’ai bien réussi à te suivre jusqu’ici.
— Je n’ai de provisions que pour une personne, et guère d’argent pour en acheter plus.
— Trouver de l’argent n’est pas un problème pour moi. » Le gamin lui adressa un sourire éclatant. « J’ai toujours été plein de ressources en la matière.
— Écoute, Chipeur. » Taol avait décidé de mettre un point final à la discussion. « Tu ne m’accompagnes pas. J’ai un long et dur voyage devant moi, et je ne peux me permettre de m’encombrer d’un gamin. Maintenant, retourne en ville exercer tes talents aux dépens des braves gens de Rorne. » Taol savait qu’il se montrait dur avec le gamin, mais c’était la seule manière de lui faire entendre raison. « Allez, file. En faisant vite, tu seras de retour en ville d’ici demain matin. » Le gamin lui décocha un regard plein d’animosité. « Tiens, dit Taol en sortant un peu de viande séchée de sa besace. Prends ça ; tu n’as probablement rien avalé de toute la journée. » Chipeur refusa la nourriture qu’on lui offrait et s’éloigna.
Taol l’observa un moment, soulagé de constater qu’il prenait bien la direction de Rorne. Au bout d’un moment, il repartit vers le nord d’un bon pas ; il voulait couvrir le plus de chemin possible avant la nuit.
Maybor vérifia son reflet dans le miroir ; il se demandait s’il ne développait pas une légère tendance à l’embonpoint. Ce matin encore, la guérisseuse de la reine l’avait taquiné à ce sujet, insistant pour se mettre au-dessus, de crainte de se faire écraser si elle était dessous. Maybor n’aimait pas cette position – c’était à l’homme de prendre le dessus. La guérisseuse devenait beaucoup trop exigeante. Il était temps pour lui de se trouver une nouvelle pouliche. Il la choisirait jeune, cette fois ; le goût de la chair bien mûre lui avait passé.
Il était en train d’envisager la femme de chambre de dame Helliarna comme possible conquête quand l’arrivée intempestive de son fils interrompit le cours de ses réflexions.
« Qu’y a-t-il, Kedrac ? jeta sèchement Maybor, agacé qu’on vienne le déranger alors qu’il contemplait la croupe généreuse de la femme de chambre.
— Je viens d’apprendre une nouvelle troublante, père. » Kedrac se servit un verre de vin.
« Quoi donc ? » Maybor commençait à s’inquiéter.
« Quelqu’un a saboté nos vergers.
— Quoi ! rugit Maybor.
— Une soixantaine d’arbres ont été sauvagement tailladés. » Kedrac passa la main dans ses cheveux bruns.
« Lesquels ?
— Ceux de la petite vallée, juste derrière le sentier de chasse.
— Quand est-ce arrivé ? » Maybor, fulminant, marchait de long en large dans la pièce.
« Il y a deux nuits. Le contremaître a envoyé un pigeon pour nous prévenir.
— A-t-on une idée du responsable ? Sans doute un coup de ces satanés Halcus. Par Bore ! Si seulement cette maudite guerre n’avait jamais éclaté !
— Je ne suis pas certain qu’il s’agisse des Halcus. Je me trouvais encore là-bas le mois dernier, et leurs troupes avaient été repoussées très loin de l’autre côté de la rivière.
— C’est forcément eux. Qui d’autre irait commettre une chose pareille ?
— Ils n’ont jamais rien fait de comparable par le passé, père. N’oubliez pas que les Halcus lorgnent eux aussi nos vergers. Je vois mal pourquoi ils iraient abîmer ce qu’ils espèrent posséder un jour.
— Soixante arbres ! La récolte n’était déjà pas fameuse. Sont-ils gravement touchés ? » Maybor était sincèrement bouleversé. Il était si fier de ses arbres – ne représentaient-ils pas sa principale source de revenus ? Aucun cidre ne se vendait plus cher que celui qu’on tirait de ses pommes nestor.
« Je ne saurais le dire, père. Toutefois, le contremaître n’est pas homme à envoyer un pigeon sans une bonne raison.
— Le gel sera là dès la fin des pluies ; cela pourrait leur porter le coup de grâce. Les arbres de la petite vallée comptent parmi nos plus anciens – ils donnent des pommes juteuses, sucrées… » Maybor chercha des yeux un objet à casser. « Le responsable le paiera de sa vie, j’en fais le serment ! » Il lança à l’autre bout de la pièce le pichet de vin, qui s’écrasa contre le mur avec un fracas très satisfaisant. Du vin se répandit partout sur le tapis inestimable. « Toujours aucune nouvelle de ton imprudente sœur ?
— Je n’ai envoyé personne à Duvitt pour vérifier les rumeurs. Je pensais m’y rendre moi-même aujourd’hui.
— Je t’accompagne. Ensuite, je continuerai jusqu’à mes vergers. Je veux me rendre compte en personne de l’étendue des dégâts.
— Est-ce bien raisonnable, père ? Vous n’êtes pas pleinement rétabli.
— Je vais bien », tonna Maybor avant d’ajouter d’un air matois : « Ne compte pas toucher ton héritage tout de suite, mon fils. J’ai encore un long chemin à parcourir avant de frapper aux portes de la mort.
— Je m’occupe des préparatifs du voyage, père.
— Pas de fioritures, Kedrac. Je n’ai pas de temps à perdre en cérémonies. En poussant les chevaux, nous pouvons atteindre Duvitt en moins de cinq jours. »
Melli se réveilla en sursaut dans le noir ; la lampe avait dû s’éteindre pendant qu’elle dormait. Elle ignorait totalement quelle heure il pouvait être ou depuis combien de temps elle se trouvait enfermée dans cette pièce. Ses membres étaient raides, et en se levant, elle prit conscience que sa robe et son jupon étaient trempés. Elle savait qu’elle n’aurait pas dû s’endormir sur le sol mouillé mais n’avait guère eu le choix.
Melli s’approcha à tâtons de l’endroit où devait se trouver la lampe et la trouva froide. Elle avait dû s’éteindre depuis un moment. Melli pensait que Baralis serait revenu plus tôt lui apporter à boire et à manger. Elle espérait qu’elle n’aurait plus à attendre trop longtemps. Une horrible pensée lui vint à l’esprit : et si Baralis avait l’intention de la laisser là, coincée dans ce réduit, jusqu’à ce qu’elle meure de faim ? Elle frissonna violemment, soudain inquiète pour son sort.
La jeune femme chassa ces préoccupations morbides au profit d’autres soucis plus immédiats. Il lui fallait se soulager. Comme la pièce était vide, sans l’ombre d’un pot ou d’un seau, elle s’accroupit dans un coin et releva ses jupons ; un peu plus d’humidité ne ferait aucune différence.
Quand elle eut fini, elle s’approcha de la porte pour guetter des bruits éventuels dans la pièce voisine. Soit il n’y avait personne, soit la porte était trop épaisse pour laisser filtrer les sons. Seule dans cet espace confiné et sans lumière, dévorée par la soif, Melli refusait pourtant de céder au désespoir Elle commença à chanter pour se donner du courage, mais sa voix lui parut frêle, craintive, et elle renonça bien vite.
Peu après, elle entendit un cliquetis de clefs et un bruit de serrure. La porte s’ouvrit. Momentanément aveuglée par la lumière, Melli leva la main pour se protéger les yeux.
« Bonne journée, demoiselle. » C’était Craupe. Le soulagement envahit Melli ; elle préférait de loin le serviteur à son maître. Ses yeux s’habituèrent à la lumière et elle put distinguer la silhouette massive dans l’encadrement de la porte. « Oh, demoiselle, vous êtes glacée et toute mouillée », déplora-t-il doucement. Sa gentillesse émut Melli, qui sentit de grosses larmes rouler sur ses joues. « Là, là, ma dame, pas la peine de pleurer. » Il s’approcha d’elle et lui tapota les cheveux. « Venez donc vous dégourdir les jambes. » Il la conduisit hors du débarras, dans la pièce voisine. « Regardez, je l’ai aménagée pour vous. »
Une partie de ses affaires – une carpette et ses vêtements – avait été transférée depuis sa chambre. Il y avait de la nourriture sur un plateau, et deux brocs d’eau et de vin. Melli vit même une bassine d’eau pour se rafraîchir.
« Merci, Craupe. Tu as tout arrangé très joliment. » Le colosse rougit.
« La nourriture est fraîche d’aujourd’hui, demoiselle. Mangez, vous devez avoir faim. »
Melli sourit faiblement. « Je crois que je devrais d’abord quitter mes vêtements trempés.
— Mieux vaudrait le faire plus tard. » Craupe semblait gêné. « Quand vous aurez regagné votre cellule.
— On m’autorise à revenir dans mon ancienne cellule ?
— Non, ma dame. » Craupe évita son regard. « Messire Baralis a dit que, quand vous auriez fini de manger, vous deviez retourner dans le débarras. »
Le moral de Melli s’effondra ; il lui faudrait endurer une journée de plus enfermée comme un animal en cage. Craupe parut sentir sa déception. « On va le rendre plus confortable. » Il réfléchit un moment. « Je vais vous laisser une lampe, une chaise et des couvertures. » Melli put seulement hocher la tête d’un air lugubre. Ce fut suffisant pour Craupe, qui entreprit aussitôt de transporter différents objets dans le débarras.
Melli s’aspergea le visage et se servit un verre de vin. Elle contempla le plateau de nourriture. Son appétit s’était envolé, mais elle s’obligea à manger un peu de pain, qu’elle fit descendre avec une grande quantité de vin. L’alcool ne tarda pas à produire son effet, réchauffant sa peau et améliorant son humeur ; la nourriture lui parut plus tentante.
Craupe acheva sa tâche et se mit à tourner nerveusement autour de Melli. « Il va bientôt falloir rentrer, ma dame, annonça-t-il enfin. Messire Baralis dit que vous ne devez pas rester trop longtemps dehors.
— Dis-moi, Craupe, demanda Melli en se coupant une tranche de jambon cru, pour quelle raison messire Baralis me fait-il enfermer dans ce réduit ?
— Je n’ai pas le droit de vous le révéler, demoiselle.
— Balivernes ! » Melli prit sa voix la plus impérieuse. « Voyons, messire Baralis lui-même était sur le point de me l’expliquer hier, quand il a dû partir précipitamment. » Elle vit Craupe assimiler cette information.
« Ma foi, demoiselle, s’il comptait vous l’expliquer lui-même, quel mal y a-t-il à en parler ? » Craupe sourit, dévoilant une intéressante collection de trous et de chicots jaunis.
« Je pense que messire Baralis serait heureux que tu termines ce qu’il a commencé. »
Craupe acquiesça judicieusement. « Eh bien, demoiselle, vous connaissez le garçon, Jack.
— Le mitron, l’encouragea Melli.
— Oui, c’est bien lui. Sûr, il travaillait pour messire Baralis, tout comme moi. » Craupe sourit avec fierté. « Eh bien, il s’est mis en tête de s’échapper. Les gardes n’ont pas pu le retrouver, et pourtant ils ont fouillé partout.
— Et qu’est-ce que cela a à voir avec moi ? » Melli pensait déjà connaître la réponse.
« Eh bien, messire Baralis pense que Jack pourrait essayer de venir vous délivrer. Alors il vous a mise ici, où personne ne peut vous trouver. »
Lorsqu’elle eut fini de manger, Melli se laissa reconduire dans le débarras. Elle fut presque contente d’entendre la porte se refermer sur elle ; elle avait besoin de réfléchir.
Elle ne put s’empêcher de sourire en découvrant l’œuvre de Craupe, qui n’avait pas ménagé sa peine pour transformer la petite pièce ; il y avait des vêtements propres, une chaise et une petite table. Melli vit même un pot de chambre discrètement placé sur une étagère basse. La carpette étalée par terre avait épongé l’humidité, et Craupe lui avait fourni plusieurs couvertures pour se protéger du froid.
Melli ôta ses vêtements mouillés. Un peu contrariée que Jack ne lui ait pas dit la vérité, elle se demanda quel avait été son travail au service de Baralis. Allait-il vraiment venir la délivrer ? C’était une idée bien agréable, comme dans ces histoires de chevaliers d’autrefois –, mais elle s’avoua qu'à sa place elle se serait enfuie le plus vite possible sans un regard en arrière.
« Non, La Bousille, c’est complètement faux.
— Pourtant, maître Gullip affirme que les nobles sont par nature plus chauds lapins que nous autres, les gens du peuple.
— Eh bien, il se trompe lourdement.
— Maître Gullip prétend en avoir la preuve.
— Cela ne me surprendrait pas, La Bousille. Maître Gullip est un voyeur, tout le monde le sait. Comme il a rarement l’occasion de trousser une fille, il passe son temps à regarder les autres faire la bête à deux dos.
— Donc il pourrait avoir raison, à propos des nobles.
— C’est là que maître Gullip commet une erreur.
— Quelle erreur, Finaud ?
— Vois-tu, il a raison d’affirmer que les nobles s’accouplent plus souvent que nous ; seulement, il omet de préciser que nous le faisons mieux.
— Tu veux dire que les nobles ne savent pas satisfaire les filles ?
— Écoute bien ce que je vais te dire, La Bousille. Plus l’homme est de basse extraction, meilleur il est quand il s’agit de combler les filles. Personne ne sait donner plus de plaisir à une fille qu’un porcher.
— Un porcher ?
— Aye, le dernier des derniers, mais très couru par les filles.
— Je croyais que c’était le bacon qui faisait courir les filles après les porchers.
— Il te reste beaucoup à apprendre, La Bousille. »
Les deux hommes restèrent songeurs un moment, sirotant leur bière en étendant leurs jambes loin devant eux.
« Est-ce que c’est valable pour les dames, Finaud ? Plus elles sont modestes, et plus elles donnent de plaisir ?
— Aye, La Bousille. Les plus humbles coquines du château sont toujours celles qui attirent l’œil et la braguette des grands seigneurs. Le roi Lesketh lui-même était connu pour folâtrer avec les servantes. »
Jack regarda derrière lui – il croyait avoir entendu un bruit. Probablement des rats. Il pressa le pas, n’appréciant guère leur compagnie. Il se sentait ridicule d’en avoir peur, lui, un adulte qui allait sur ses dix-huit ans, mais quelque chose dans leur corps gras et leurs pattes grêles lui donnait le frisson. Une fois, Frallit l’avait enfermé toute une nuit dans la réserve de blé pour essayer de le guérir de sa peur. Cela n’avait servi qu’à l’aggraver. Il avait passé la nuit seul dans le noir, accroupi près de la porte, implorant Bore de tenir les rats à distance.
Jack venait de passer plus d’une journée à explorer le labyrinthe de tunnels et de passages qui serpentait dans l’ombre sous Château Harvell. Il était stupéfait d’avoir vécu toute sa vie au château sans jamais soupçonner ce qui se cachait sous les sols de pierre.
La veille, en arrivant au château, il avait pris une torche sur le mur et procédé avec un frisson d’excitation à la reconnaissance des différentes galeries qui partaient de la salle. Tournant ici ou là selon sa fantaisie, il essayait de se représenter ceux qui les avaient empruntées avant lui : des rois fuyant devant leurs assassins, des voleurs emportant les joyaux de la Couronne. Laisser courir ainsi son imagination le détendait. Tant d’événements dramatiques s’étaient déroulés ces dernières semaines qu’il était agréable de ne plus y penser, l’espace de quelques heures. Jack laissait ses pieds l’entraîner là où ils voulaient ; son esprit ne tarda pas à leur emboîter le pas.
Une légère préoccupation – deux, en comptant les rats – s’obstinait pourtant à le ramener au présent : quelque chose à propos de sa mère, il en était presque certain. Le soir où Baralis l’avait interrogé, Jack avait été à deux doigts de se rappeler. Il y avait eu une lumière, puis deux personnes. L’une d’elles était sa mère. Elle avait tenté de lui dire quelque chose, et tout s’était effacé. Chaque fois que Jack tentait d’en saisir la signification, ce souvenir semblait s’estomper un peu plus. Au début, il avait cru qu’il s’agissait d’un rêve ; mais les rêves ne vous laissaient pas cette impression que vous alliez tout comprendre si d’aventure ils voulaient bien se poursuivre quelques instants. Pas ceux que faisait Jack, en tout cas.
Jack avait toujours eu le sommeil lourd. Maître Frallit lui avait souvent dit que la seule manière de le réveiller était de lui donner un bon coup de pied dans les tibias. Depuis qu’il avait quitté le château, cependant, ses rêves ne lui laissaient aucun répit. Ils le provoquaient par des visions fugitives de lieux qu’il n’avait jamais vus, de personnes qu’il n’avait jamais rencontrées. Ces images s’embrasaient dans son esprit comme de la graisse sur le feu : des hommes tourmentés, une cité derrière de hauts remparts, un inconnu aux cheveux blonds. Tout cela paraissait plutôt nébuleux. À son réveil, chaque matin, Jack se sentait plus fatigué, confus et agité que la veille au moment de se coucher.
Il était passé brusquement d’une condition de mitron à celle de fugitif traqué par des gardes et interrogé sur des pouvoirs qu’il ne maîtrisait pas.
À en croire la discussion qu’il avait surprise entre les mercenaires, le chancelier du roi n’était pas ressorti indemne de l’interrogatoire. Qu’y avait-il en lui de suffisamment fort pour repousser la volonté de Baralis ? Car lutte il y avait eu, Jack en était certain ; et d’une manière ou d’une autre, sans pour autant remporter la victoire, il avait réussi à tenir son adversaire à distance. Baralis s’était enfoncé dans sa conscience comme un sanglier qui flaire une truffe. Et il avait bien failli déterrer la vérité. Ils avaient tous les deux failli y parvenir.
Jack portait des réponses enfouies en lui, que l’intrusion de Baralis avait fait remonter très près de la surface.
Marcher pendant des lieues au hasard de galeries désertes donna à Jack le temps de réfléchir. Malgré ce qui lui était arrivé depuis son départ, il ne regrettait rien. S’il n’avait pas brûlé les pains et quitté Harvell, il n’aurait jamais rencontré Falk ni Melli. Falk lui avait offert le don délicieux de la compréhension. Il lui avait appris à s’interroger sur sa vision du monde, à remettre en question les certitudes de toute une vie.
Quant à Melli… eh bien, elle était fière, très belle, et d’une manière ou d’une autre ne sortait jamais longtemps de son esprit. Jack avait connu d’autres filles, il en avait embrassé beaucoup, mais aucune n’avait encore suscité chez lui ce curieux mélange d’attirance et de confusion qu’il éprouvait en sa présence. Jack était heureux d’avoir été repris par les mercenaires ; Melli aurait pu mourir, sans personne pour soigner ses blessures. Sa propre capture lui semblait un faible prix à payer en échange.
Il lui fallait encore la libérer, néanmoins. Jack avait lu dans la bibliothèque de Baralis de nombreux récits dans lesquels les héros sauvaient des demoiselles en détresse. Si d’autres pouvaient le faire, il y arriverait aussi. Sans doute ne connaissait-il pas grand-chose au maniement des armes, mais soulever des sacs de grain lui avait donné de la force et il avait acquis auprès de Frallit une grande expérience dans l’art d’esquiver les coups.
Il ferait mieux de rester caché quelques jours avant de retourner au refuge. Pour l’instant, les mercenaires devaient se tenir sur leurs gardes, brûlant de se venger. S’il attendait, Jack augmentait ses chances de tromper leur vigilance. Jack ne se faisait aucune illusion ; s’il devait libérer Melli, ce serait en se faufilant entre les gardes, pas en se frayant un chemin à la pointe de l’épée. Les boulangers devaient recourir à des méthodes plus pragmatiques que les héros.
Dans l’immédiat, ses priorités demeuraient l’eau et la nourriture. Il devait découvrir un chemin vers les salles habitées du château.
Un détail étrange le frappa alors qu’il cherchait un passage vers les caves : bon nombre de tunnels s’achevaient en cul-de-sac. Jack n’y comprenait rien ; à quoi bon creuser un tunnel qui ne menait nulle part ? Puis il repensa à la conversation entre les deux mercenaires. Ils avaient vu Baralis ouvrir des issues dérobées avec ses mains. Jack chercha un mécanisme quelconque sur le mur au fond du cul-de-sac – Melli était peut-être retenue derrière la pierre lisse. Ne trouvant rien, il finit par abandonner. Pourquoi perdre son temps avec des passages secrets alors qu’il lui restait tellement de galeries à explorer ?
Enfin, après une longue marche, Jack parvint au pied d’un escalier étroit. Il gravit les marches et s’arrêta devant la porte basse qui se trouvait à son sommet. Le cœur battant, il tourna la poignée et risqua un coup d’œil de l’autre côté. Il ne distingua pas grand-chose, car une grande masse lui bouchait la vue. Sa forme était vaguement familière… Lorsque Jack avança sa torche, il put voir plus clairement de quoi il s’agissait : une énorme cuve à fermentation en cuivre. Il se trouvait dans la cave à bière.
Décidant d’abandonner sa torche dans le tunnel – elle ne ferait qu’attirer inutilement l’attention –, Jack dévala rapidement l’escalier et la ficha dans un anneau mural. Quelques secondes plus tard, il franchissait le seuil à pas de loup et se glissait jusqu’à la cuve, attentif à rester dans l’ombre. Il n’y avait personne en vue. Ce devait être le soir, peut-être même le milieu de la nuit.
Une odeur de houblon et de levure imprégnait l’air, rappelant à Jack les bons moments où, enfant, il venait chercher des bières pour les gardes du château – ce dont il profitait le plus souvent pour s’offrir un petit coup en toute discrétion. Sa jeunesse lui semblait loin désormais ; il savait au fond de lui qu’il ne pourrait jamais plus redevenir un simple apprenti boulanger.
Il grimpa une volée de marches et déboucha dans les cuisines, plongées dans la pénombre à l’exception de quelque chandelle ici ou là. Jack devait se montrer prudent. Même à cette heure tardive, il risquait de croiser du monde : des servantes en train de récurer la vaisselle ou d’éteindre les feux, des gardes à moitié ivres venus chercher un morceau à grignoter.
Jack entendit des chuchotements en provenance du garde-manger. D’un coup d’œil il vit avec surprise que la porte, habituellement fermée à clef, était entrebâillée ; à l’intérieur, deux personnes étaient allongées sur le sol, un homme aux braies descendues jusqu’aux genoux et, dessous, une fille aux cuisses largement écartées. Jack reconnut l’étalon au premier regard. Il était sur le point de battre en retraite quand l’homme lança : « Qui est là ? » Jack se figea sur place, espérant que la pénombre le dissimulait suffisamment. L’homme remonta ses braies et la fille lissa ses jupes. « Je sais qu’il y a quelqu’un », insista-t-il en faisant un pas en avant.
Jack courut le risque de s’avancer dans la lumière. « Maître Frallit, c’est moi, Jack.
— Jack, mon garçon, que fiches-tu ici ? Je croyais que tu t’étais enfui. » Maître Frallit sortit de l’ombre. Il avait le souffle court et le visage très rouge.
« C’est le cas. » Jack hésita. « C’est une longue histoire.
— Juste une minute, mon garçon. » Frallit se retourna vers la fille et lui fit signe de déguerpir. Il attendit qu’elle soit hors de portée de voix pour continuer. « J’espère, Jack, que ce que tu as vu ce soir restera entre nous ?
— Je n’en attends pas moins de vous, maître Frallit. » Les deux hommes échangèrent un hochement de tête.
« Puis-je faire quelque chose pour toi, mon garçon ? » Frallit semblait impatient de s’en aller.
« Non, je ne pense pas. » Le soulagement de Frallit était palpable. « Toutefois, si je pouvais emporter deux ou trois choses à grignoter…
— Vas-y, mon garçon, mais fais vite. » Jack passa dans le garde-manger. « Ne prends pas de venaison, par contre. Le cuisinier repère la moindre tranche manquante à plus d’une lieue. »
Jack emballa rapidement du fromage, du pâté et toutes sortes de mets appétissants dans un torchon. « Vite, mon garçon », siffla le maître boulanger. Quand il eut estimé avoir suffisamment de provisions, Jack noua les coins de son torchon et ressortit. Frallit contempla d’un œil désapprobateur la grosseur de son baluchon. « File, maintenant », lui dit-il en refermant le garde-manger. Jack le remercia et redescendit dans la cave, raflant au passage quelques chandelles et un broc d’eau.
Une fois de retour dans les souterrains, il alluma une des chandelles puis s’assit devant un véritable festin. Il se régala de pâté de lagopède, de boudin noir, de bleu et de pommes enrobées de pâte cuites au four. Mais rien ne lui parut aussi savoureux que sa tranche de venaison rôtie.
Jack s’installa pour la nuit dans un renfoncement. La torche s’était éteinte et, malgré le risque de se faire repérer, Jack choisit de laisser brûler la chandelle pendant son sommeil. Il lui manquait une pierre à feu ; il se promit d’y remédier dès le lendemain. Il aurait besoin de vêtements chauds, également.
Il se réveilla le lendemain, raide et transi. Après avoir avalé un rapide petit déjeuner, il passa la matinée à explorer les tunnels. Jack était convaincu que Baralis empruntait régulièrement les souterrains – certains étaient même éclairés par des torches. Jack restait à bonne distance de ceux-là ; il ne tenait pas à tomber nez à nez avec le chancelier ou ses mercenaires.
Baralis avait résolu d’avoir un petit entretien avec Traff. Le chef des mercenaires lui avait cruellement fait faux bond en laissant s’échapper le garçon. L’homme réclamait récompense quand il s’acquittait de sa tâche avec succès ; il devait également s’attendre à être puni en cas d’échec.
Notant avec plaisir que son arrivée avait effrayé tout le monde, il regarda Traff ordonner à ses hommes de quitter la pièce puis se verser une chope de bière. Baralis n’éprouvait que mépris envers ceux qui cherchaient du courage dans l’alcool.
« Alors, Traff, demanda-t-il avec une douceur trompeuse, toujours aucune nouvelle du garçon ? Aucun signe ?
— Non, rien. S’il est encore ici, nous finirons par le dénicher, et s’il est dehors, il n’ira pas loin par ce temps-là. » Traff but une grande gorgée de bière.
« Je suis très déçu. Je pensais que dix hommes suffiraient à garder un enfant.
— Il a pris mon gars par surprise, sans lui laisser… »
— Je déteste les excuses », l’interrompit Baralis. Il vit que Traff commençait à devenir nerveux.
« Depuis que je travaille pour vous, j’ai perdu deux hommes et un troisième est tellement amoché que sa propre femme ne le reconnaîtrait pas. » Traff prit une nouvelle gorgée de bière. « Laissez-moi vous dire que je suis à deux doigts de ficher le camp d’ici. » Le mercenaire fit mine de se lever.
« Tu n’iras nulle part. » Baralis projeta doucement son pouvoir. Il vit la panique envahir le visage de Traff quand ce dernier s’aperçut qu’il ne pouvait plus bouger.
Baralis fouilla la pièce du regard à la recherche d’un objet approprié. Ses yeux s’arrêtèrent sur un couteau à manche de bois ; il l’attrapa nonchalamment et caressa la lame du bout des doigts, lui insufflant de la chaleur. La lame rougit en quelques secondes. Baralis s’amusa de voir l’expression de Traff passer de la crainte à l’horreur. Il approcha le couteau à un cheveu de son visage et le regarda tressaillir en sentant la chaleur qui émanait de la lame.
« Bien, mon ami. » Baralis parlait d’une voix onctueuse comme de l’huile. « Tu sais, j’en suis sûr, que je pourrais te faire souffrir considérablement. » Il approcha encore le couteau, touchant presque la peau de Traff. « Et le mot est faible. Mais je n’en ferai rien, car nous savons toi et moi que tu vas reprendre tes esprits. Tu ne m’abandonneras pas… Non, mon ami, je ne suis pas de ceux qu’on abandonne. »
Baralis secoua doucement la tête. « Je ne doute pas qu’à l’avenir tu feras du bien meilleur travail. » Il effleura lentement la joue de Traff avec la lame, roussissant la chair. Soudain, il baissa le couteau vers le bras nu du mercenaire et lui appliqua dessus la lame chauffée au rouge. La peau rougit, grésilla puis noircit. Satisfait, Baralis retira la lame et rappela son pouvoir. Traff bascula contre la table en gémissant. Des larmes de douleur ruisselaient sur ses joues.
« Bon ! mon cher Traff, déclara Baralis avec entrain, j’espère que tu as désormais une meilleure compréhension de la situation. » Il lâcha le couteau dans le pichet, faisant siffler et fumer la bière. « Je dois m’absenter quelques jours. Je compte sur toi pour retrouver le garçon avant mon retour. » S’arrêtant une seconde sur le seuil, Baralis contempla Traff qui se tenait le bras, puis partit en direction du château.
Il regagna ses appartements par les souterrains. En chemin, il nota qu’une torche avait disparu de l’un des murs. Il fronça les sourcils, prenant note mentalement d’interroger Craupe à ce sujet.
Une fois dans ses quartiers, Baralis se massa les mains en grimaçant – empoigner le couteau lui avait demandé un effort considérable. Le temps humide avait un impact direct sur les jointures de ses phalanges, qui avaient tendance à gonfler et à se raidir. Il résista à l’envie de prendre sa drogue ; il préférait endurer la douleur plutôt que risquer d’émousser sa vivacité d’esprit. Il se versa un verre de bière chaude épicée, qui le soulagea un peu.
Craupe pénétra dans la pièce, mouillé des pieds à la tête. Il était de toute évidence sorti sous la pluie. « Je t’attendais plus tôt. La fille est-elle bien enfermée ?
— Oui, maître.
— Ne t’attache pas à elle, Craupe », l’avertit Baralis. À l’évidence, son serviteur avait un faible pour la fille. « Dis-moi, pourquoi es-tu trempé ? demanda-t-il pour changer de sujet.
— Je suis sorti, maître. J’ai appris par l’un des palefreniers que messire Maybor était parti en voyage.
— Oh, vraiment ? » L’intérêt de Baralis s’était soudain éveillé. « Et où compte-t-il se rendre ?
— D’abord à Duvitt, puis dans ses domaines de l’Est. Le palefrenier prétend qu’il aurait des soucis sur ses terres. »
Baralis sourit de contentement. Maybor allait s’absenter deux bonnes semaines ; le temps qu’il revienne, la date fixée par la reine serait passée et il n’aurait plus rien à gagner à retrouver sa fille.
Craupe était sur le point de prendre congé quand Baralis le rappela. « Craupe, as-tu retiré la torche dans la salle qui mène hors du tunnel ? » Son serviteur lui retourna un regard inexpressif. « Réfléchis bien.
— Chaque fois que je prends une torche, maître, je la remplace toujours par une neuve.
— En es-tu certain ? » Craupe acquiesça avec vigueur. « Très bien, tu peux t’en aller. » Baralis plissa les lèvres en un mince sourire. Ainsi donc, songea-t-il, le garçon est toujours dans le château.